L'arme de rire - Rose up 27 Automne/hiver 2024

Rose magazine - 01-11-2024 - KARINE CHADEYRON

L'arme de rire - Rose up 27 Automne/hiver 2024

Peut-on rire du cancer quand on est touché par la maladie? Assurément, l’humour fait un bien fou là où ça fait mal, nous ont répondu nos lectrices. D’ailleurs, les neurosciences le confirment.

Jusqu’au bout des doigts. C’est le titre du spectacle écrit, monté, porté et joué par Ludivine Vallaeys. Dans cette pièce, elle raconte les neuf mois vécus au côté de sa sœur, Alexandra, touchée par un cancer de l’estomac diagnostiqué à un stade avancé. Même si les personnages sur scène ont pour noms Selma et Garance, il s’agit bien de la véritable histoire de ces deux frangines. Ludivine/Garance revient sur les bons et les mauvais jours qu’elles ont traversés, et sur leur indéfectible complicité jusqu’au décès d’Alexandra/Selma, en 2019, à l’âge de 44 ans.

La lutte fut sans merci, et pourtant pas un jour sans rire. Jusqu’à la dernière heure, jusqu’à l’ultime adieu. Parce que c’était, depuis toujours, leur façon de communiquer, d’être ensemble. Et, avant tout, leur manière d’être au monde. Ludivine raconte: « Les dernières semaines de sa vie, Alexandra devait porter une couche. Elle m’a dit : “C’est peinard, je n’ai même plus besoin de me lever de mon lit!” Plutôt que d’y voir une scène pathétique et humiliante, on en a fait un non-événement en en plaisantant. » Déni de réalité ?

Un souvenir qui résume bien la ligne de son spectacle : une ligne de crête où elle avance entre émotions à fleur de peau et éclats de rire. « Quand une tuile nous tombe dessus, l’alternative est simple : soit on se morfond et on devient dépressif, soit on rebondit tout de suite et on en fait quelque chose », résume l’autrice et comédienne. L’arme de rire plutôt que les larmes de l’apitoiement ou de la tristesse.On trouve ce même état d’esprit chez Caroline, 45 ans, confrontée à un cancer du sein diagnostiqué en 2020 : « J’ai pensé : soit ça va bien se passer et, dans cinq ans, je suis encore là. Soit ce sont mes derniers moments sur terre, et ça ne sert à rien de les vivre de manière dramatique. Alors, en avant Guingamp ! autant en profiter même si ça ne va pas être rigolo tout le temps ! » Déni de réalité ? Non, analyse Sophie Lantheaume, psycho-oncologue à l’hôpital privé Drôme-Ardèche : « Dans ce contexte, l’humour doit vraiment être compris comme un outil puissant pour aider le patient à s’adapter justement à la réalité qu’il est en train de vivre. Et pour l’aider à faire face aux défis émotionnels que la maladie et les traitements supposent. » Ou, comme l’exprime avec ses mots Caroline : « Plaisanter, c’est un moyen de ne pas se laisser emmerder par la bête ! »

Dès que son protocole de soins a commencé, cette dernière a eu le sentiment, comme tant d’autres patients, d’entrer dans une dimension parallèle où tout lui échappait. Par exemple, lors des séances de radiothérapie : « On se retrouve seule, dans une pièce dont les murs font un mètre d’épaisseur, allongée sur une table, le buste nu avec plein de petits hiéroglyphes tatoués dessus… » Ces signes matérialisent les cibles visées par les rayons, et bien sûr pas question de bouger ! Autant dire qu’on n’en mène pas large ! Mais, parfois, un détail peut complètement désamorcer le sérieux de la situation. Comme ce jour où, en pleine séance, Caroline perçoit en fond sonore de la musique : « Et, à un moment donné, j’ai entendu Serge Lama beugler : “Je suis malaaade !” J’ai explosé de rire. » Du coup : interruption de la séance, le temps de laisser passer le fou rire…

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« En cherchant quelque chose qui fait rire malgré la maladie, les patients peuvent retrouver un sentiment d’autonomie et de pouvoir sur leur bien-être. L’humour aide à renforcer le sentiment de contrôle », décrypte Sophie Lantheaume. Abrasif parfois, décalé souvent, c’est l’humour que pratique volontiers Ludivine. Ainsi, lors de la veillée du corps de sa sœur, comme personne ne savait quoi dire, elle a fini par mettre les pieds dans le plat : « J’ai fait : “Bon, Alex ! la blague a assez duré. Elle a bien marché, on a bien pleuré, maintenant : debout !” On a tous ri. »

Si selon Ludivine ce moment de gaieté partagée a permis aux proches d’Alexandra de « se recueillir ensuite plus authentiquement », cette façon d’aborder les situations est à manier avec précaution, prévient le psychiatre belge Christophe Panichelli (auteur de La Thérapie par le rire) : « Utiliser l’humour de manière systématique, être tout le temps dans la blague peut devenir une manière d’éviter de se confronter à la situation et d’arrêter de la gérer. » L’autodérision aussi, quand elle devient caustique, est comme la soude du même nom : elle est acide, corrosive et peut brûler en profondeur. Donc : attention de ne pas aller trop loin, pour son propre équilibre, mais aussi vis-à-vis de l’entourage, en particulier quand on pratique une forme d’humour sans compromis, absurde ou noir. Si elles sont susceptibles d’apporter à leur auteur « un soulagement temporaire face à l’absurdité de la vie, souligne Sophie Lantheaume, ces plaisanteries peuvent sembler illogiques ou déconnectées de la réalité du moment pour les personnes autour ». Ces précautions prises, il n’en reste pas moins que l’humour est aussi, et peut-être avant tout, un « anxiolytique naturel », selon l’expression de Christophe Panichelli, qui précise: « C’est un moyen très efficace de faire baisser l’anxiété tout en continuant à regarder la situation en face. Et on en a sacrément besoin quand on a un cancer, parce qu’il y a urgence à se soigner de la meilleure manière possible. »

KARINE CHADEYRON